En refermant la porte de son appartement,
son cœur battait un peu plus vite que les autres jours. Elle était très
satisfaite, ce matin elle avait revêtu le joli pantalon bleu foncé, acheté pour
le baptême trois ans auparavant. Une belle coupe, un vêtement de marque qu’elle
avait eu pour un bon prix, mais qui avait tout de même été une folie. D’abord
parce qu’elle n’avait pas vraiment les moyens de dépenser ses sous pour ce
genre de chose, et surtout parce qu’elle ne l’avait plus jamais remis. Elle
avait continué à enfler, à s’approcher de plus en plus du format « baleine
échouée ».
Elle était grosse et moche, elle l’avait
vu dans l’œil du médecin qui l’examinait. Un bilan sanguin minable,
cholestérol, glycémie, aux chiffres laissant à désirer, tension aux limites
supérieures acceptables et surtout le surpoids avait-il dit, lui jetant un
regard noir.
Comme si elle ne le savait pas qu’elle
était trop grosse. Obligée qu’elle était de se racheter régulièrement ce qui
n’était plus des vêtements, mais des housses couvre-corps.
« -
Il faut faire attention à ce que vous mangez, pratiquer une activité
physique » avait-il grondé.
Facile de dire ça, mais elle trouvait les
soirées longues toute seule avec son chat. Son mari l’avait quitté aux vingt
ans de leur dernière fille, pour une jeune femme maquillée au ventre plat sans
vergetures, aux seins qui n’avaient pas allaité... Alors pour occuper ce temps
solitaire, elle grignotait devant sa télé, au moins ce petit plaisir, elle
pouvait se l’offrir.
Et de l’activité physique, quelle activité
physique ? Il la voyait au cours de gym, en collant moulant tous ses plis
adipeux, au milieu des autres pimprenelles, des bécasses ricanantes minces et
fermes…
« -
… de la marche, par exemple. Faites quelques efforts ! avait-il ajouté du
haut de son mépris, sinon nous devrons mettre en place des traitements. Vous
pratiquerez une nouvelle prise de sang dans trois mois, si les résultats ne
sont pas meilleurs je vous ferai une prescription. »
Elle s’était retrouvé dehors, moral à
plat, en regagnant sa voiture s’était acheté un pain au chocolat pour se
consoler et parce qu’elle avait trop faim. Les régimes, elle les avait tous
faits… ça ne marche pas… Au prix de privations titanesques, elle réussissait à
perdre quelques kilos, pour les reprendre tout de suite après, accompagnés de
quelques copains supplémentaires. La marche, bien mignon le toubib ! Elle,
le matin, c’était le train de 7 h 21, arrivée au bureau 8 h 30 ;
retour le soir 18 h 07, chez elle 18 h 30, si quelques
courses 19 h ; jamais envie de ressortir. Le week-end, ses
enfants l’invitaient ou elle gardait les petits, pas question qu’elle rate ça…
c’était tout ce qui lui restait.
Dans les insomnies de ses tristes nuits,
elle retournait ces pensées moroses dans sa tête. Quelle vie ! Quelle vie désolante
et sombre ! Est-ce que cela valait la peine d’être vécu ? Mais il y
avait les petits, si elle partait maintenant, elle ne les verrait pas grandir…
5 h du matin, elle ne se rendormirait plus…
Pourquoi s’était-elle levée ce jour-là,
elle n’en savait rien. Le jour qui pointait dans les interstices des volets,
l’envie d’un peu d’air parce qu’elle avait trop chaud… Elle s’était simplement surprise
à ouvrir ses fenêtres trois-quarts d’heures plus tôt que d’habitude. Pour que
sa chambre s’aère, pendant qu’elle déjeunait et se préparait. Avant de partir
elle faisait son lit, pliant son informe tee-shirt chemise de nuit sous
l’oreiller, déposant son linge de la veille dans le panier à linge de la salle
de bain. Après sa journée de travail, elle aimait rentrer dans un appartement accueillant, rangé et douillet. Elle avait trainé, mais s’était tout de même
retrouvée, chaussures enfilées et clés à la main un quart d’heure trop tôt. Et
pouf, comme ça, sans réfléchir, avait décidé de partir à pied.
Pour son train de 7 h 21, elle
comptait une demi-heure de trajet, le temps de sortir sa voiture, entre 10 et
15 mn de route en fonction des feux, encore 10-15 mn pour trouver une
place sur le parking, ce qui n’était pas toujours facile, et gagner le quai de
la gare. Elle avait estimé qu’en trois quarts d’heure à pied, elle serait à
l’heure pour son train. Elle fut même en avance.
☼
L’été approchait, cela se sentait. Les
haies de pittos de sa résidence étaient en fleur et embaumaient. Les rosiers des deux massifs de devant aussi étaient fleuris. De
boutons presque orange, des roses s’épanouissaient en grosses fleurs roses
bordées d’orangé doux, d’autres arboraient des pétales au rouge profond qui
semblait avoir la douceur du velours.
Au bout de sa rue, il y avait plusieurs véhicules
au Stop du carrefour avec le boulevard. Elle doubla toute la file d’un pas
vaillant, contente de ne pas être dans le sien à attendre son tour, déjà
inquiète et stressée de manquer son train. Elle suivit le trajet de sa voiture,
remontant le boulevard sous les arbres.
Elle regardait leurs troncs en marchant,
s’étonnant de leur grosseur, elle les avait vus beaucoup plus petits que ça
lorsqu’ils les avaient plantés en refaisant la rue quelques années auparavant.
Quelques, quelques… en fait, cela faisait un bon moment maintenant. À leurs
pieds, de mauvaises herbes émergeaient de la terre dure. Ah non pas là... quelqu’un avait planté des fleurs, des légèretés roses et blanches dont elle ne
connaissait pas le nom. Elle leva les yeux et regarda autour d’elle, elle
passait devant un immeuble, le premier balcon à droite était tout fleuri. Elle
reconnut les fleurs dans une des jardinières et sourit.
Au feu, elle revit dans la queue, une
petite voiture blanche dont elle avait repéré l’autocollant et l’aile cabossée
au Stop. Elle inspira avec satisfaction et poursuivit sa route en allongeant le
pas.
La rue de la Gare, en pente légèrement
ascendante… Elle respirait fort, en regardant les vitrines encore éteintes des
magasins qui la bordaient. Le boulanger, par contre, était déjà ouvert, au
croisement en haut de la rue piétonne. Le second feu, qui si elle avait attendu
au Stop, eu le premier au rouge, la mettait en transe s’il passait lui aussi au
rouge devant elle. Heureusement, ce n’était pas souvent, des piétons, le matin
si tôt, il y en avait peu.
Elle hésita, regarda sa montre, elle était
vraiment en avance et décida que c’était une journée spéciale, qu’elle pouvait
se faire plaisir. Elle ne petit-déjeunait pas vraiment, un café au lait, une
biscotte, pas le temps et pas envie non plus à cette heure-là. Par contre en
arrivant au bureau, elle aimait boire un café avec ses collègues en grignotant
un truc pris à la machine, elle allait s’acheter un pain au chocolat. C’était
un bon boulanger, le meilleur de la ville peut-être et ses viennoiseries
étaient excellentes.
Toutefois, sur la banque de la caisse, une
corbeille emplie de petites boules dorées et appétissantes lui fit de l’œil. « Petits
pains des sportifs », elle avait fait du sport aujourd’hui ! Elle se
renseigna, de la farine bio 5 céréales, noisettes amandes, abricots secs,
figues sèches, cranberries… elle en prit deux.
Malgré ses achats, elle avait 5 minutes d’avance
en arrivant sur le quai.
Elle passa une bonne journée, les petits
pains étaient bons avec le café. Elle en partagea un avec Solène, la sylphide
au corps d’acier qui la complimenta sur son choix. Du coup, elle rit avec les
autres de ses commentaires de l’article du journal de filles, celui peuplé
d’anorexiques au regard de veau. Un corps de rêve est à la portée de tous, il
en faut juste la volonté. « Qui veut faire quelque chose, trouve un moyen,
qui ne veut rien faire, trouve une excuse » disait l’article. Bien
sûr ! Tout est simple par écrit.
Le soir, sur le chemin du retour, les mots
lui revinrent à l’esprit. Ce qu’elle avait fait aujourd’hui, elle pouvait le
faire tous les jours. Elle ne se trouverait pas d’excuses. Et peut-être que la
prochaine prise de sang serait bonne.
☼
Elle avait persévéré et fait le trajet de
la gare à pied jusqu’à ses vacances. Certains jours, ce ne fut pas facile, il
pleuvait, elle était fatiguée, n’en avait pas envie… mais elle fit preuve de
volonté et s’accrocha.
Pendant ses vacances, elle avait pris
plaisir à promener la poussette du petit sur tous les chemins carrossables aux
alentours du village. Son fils et sa belle-fille, harnachés de baudriers,
dégaines et mousquetons, en profitaient pour escalader sur leurs cordes les
sommets des environs. Elle attendait avec impatience, faisant même parfois un
peu de bruit pour l’aider, que le petit se réveille de sa sieste pour lui
refaire faire une ballade l’après-midi. La belle-fille avait été contente, elle
la remmènerait certainement en vacances avec eux.
Depuis la rentrée, les jours avaient
raccourci peu à peu, il faisait nuit maintenant quand elle partait. Mais cela
lui semblait dorénavant naturel de faire ainsi, elle n’avait aucune envie de
prendre sa voiture. Elle avait progressé, et depuis quelques temps avec un
départ à la même heure et arrêt à la boulangerie, elle attrapait le 7 h 14.
Elle aurait pu partir un peu plus tard,
mais dans le 7 h 14, il y avait l’homme du train.
Elle montait toujours dans le même wagon,
quel que soit le train. L’homme aussi, elle l’avait repéré parmi les habitués.
Il était toujours assis, dans un carré central, et s’il n’avait pas de vis-à-vis,
ses longues jambes minces allongées devant lui.
La semaine passée, par deux fois, il les
avait repliées juste comme elle arrivait à hauteur des sièges. Elle s’était
donc installée face à lui. La seconde fois, il lui avait même souri avant
qu’elle ne s’assoie. En se glissant à sa place, sa tête s’était approchée de
lui, elle avait senti son parfum, une odeur d’homme et de mer, un frisson
l’avait parcourue. Elle avait rougi et fixé son regard sur la vitre et la nuit
de l’autre côté. Comme le train quittait les lumières de la gare, elle y avait
vu son reflet et s’était trouvée plutôt bien. Les joues roses, au-dessus de
l’écharpe, les yeux lumineux, les cheveux légèrement ébouriffés par le vent ce
jour-là. Elle avait ôté l’écharpe, mais n’avait pas osé ouvrir son manteau,
elle était habillée comme un sac !
Après, durant le trajet, elle l’avait
examiné d’un regard discret, pas d’alliance, un visage mince, émacié, la peau
tannée de bronzage aux rides marquées, il respirait le dehors, l’action, les
yeux bleus derrière les lunettes, les cheveux ou ce qu’il en restait coupés
plus que court. Elle l’avait trouvé beau.
Ce même matin, au lieu de l’accueillir par
deux bises pointues, ou plutôt deux joues inattentives, sa bouche étant occupée
à ses incessants bavardages, Solène, l’avait serrée dans ses bras en
s’exclamant « - Que tu es belle ma Lucie ! Tu es amoureuse ? »
Elle avait maugréé et s’était dépêchée de se retourner pour ôter son manteau,
elle rougissait encore.
Elle avait passé la journée à penser à lui,
en s’auto fustigeant pour cela. A son âge, avec son physique de baleine,
qu’elle était bête de se comporter comme une midinette !
Toutefois, comme elle remontait pour la
énième fois son pantalon, elle s’était dit que si elle s’habillait un peu
mieux, elle pourrait être acceptable. Ses vêtements lui allaient trop grands,
c’était quelque chose qui ne lui était pas arrivé depuis des années. Avait-elle
maigri ? Ou ils s’étaient avachis parce qu’elle n’achetait que des trucs
pas chers…
Le soir, elle avait débarrassé le grand
miroir de son entrée de toutes les choses qui pendaient devant, s’était
déshabillée et s’y était examinée sans concessions. Mmmouais, peut-être… enfin,
aucun magazine n’aurait publié une photo d’elle. Elle entreprit tout de même de
partir à la recherche de son pèse-personne qu’elle avait entreposé, bien caché
en haut d’un placard longtemps auparavant.
Elle le posa au milieu de sa salle de
bain, elle ne voulait pas se jeter dessus. Elle se pèserait le lendemain matin,
au réveil, à jeun et après être allée faire pipi, autant mettre toutes les
chances de son côté.
Elle avait fermé les yeux en montant sur
l’engin, pour ne les ouvrir qu’une fois le chiffre stabilisé et l’avait regardé
plusieurs secondes avant de l’intégrer. Dix kilos, elle avait perdu dix kilos
et ne s’en était même pas aperçue, pas étonnant que ses sacs tombent…
Elle avait passé le week-end à faire des
essayages. Débarrassant son armoire de tous les trucs informes, les kilos, elle
ne les reprendrait pas ! Dans sa nouvelle vie, celle où elle se déplaçait
à pied, elle mangeait aussi différemment. Elle avait écouté parler Solène et la
belle-fille. Petit-déjeuner de roi, elle s’achetait deux petits pains sportifs
chaque matin. Même si elle en partageait souvent un avec Solène, ils la
calaient bien jusqu’à midi, déjeuner de prince, plat du jour, mais pas de
dessert dans un des petits restos autour du boulot. Diner du pauvre, une soupe,
un fruit, pas de fromage, le fromage, c’est Satan ! La télé, uniquement si
elle voulait regarder quelque chose en particulier et plus un biscuit, plus un
bonbon à la maison… double et triple Satans ! Sinon au lit avec un livre
et deux carrés de chocolat noir. Elle dormait beaucoup mieux maintenant,
éteignant la lumière dès que ses yeux clignotaient. Et elle se levait en forme
pour sa promenade du matin.
Toute à ses pensées, elle ne s’était même
pas arrêtée à la boulangerie. Elle ne serait pas en retard pour le 7h 14 !
Aujourd’hui, elle pourrait enlever son manteau, avec le joli pantalon bleu,
elle portait la petite veste assortie et un pull au col en V qui laissait – oh,
à peine – entrevoir ses seins. Solène allait se moquer d’elle…
En attendant sur le quai, son cœur battait
fort. Peut-être qu’aujourd’hui, le siège en face serait déjà occupé… Peut-être qu’il
ne bougerait pas… Mais, et elle s’arma de courage, s’il repliait ses jambes
pour qu’elle s’assoie en face de lui, elle lui sourirait, le remercierait d’un
signe de tête et lui dirait Bonjour… Elle en serait capable… elle n’aurait pas
honte d’elle.